Jusqu'à - extraits
« J’étais parmi les rares à être manifestement passé par le punk. Mes cheveux étaient très courts et je portais des pantalons étroits avec des T-shirts trop petits ou des cols roulés. Ma tenue vestimentaire se démarquait, mais c’était dans la tête que la différence était la plus frappante. Mon attitude envers la société était à l’antipode de celle de la majorité. Qui venait se faire bourrer le crâne tous les jours. Et qui tous les jours croyait un peu plus aux mensonges dont on la gavait. J’étais pas là pour me préparer un bel avenir. L’avenir, j’y croyais pas. Et qu’est-ce que l’avenir aurait bien pu m’apporter à part des emmerdes ? J’avais compris qu’on vivait dans une société corrompue à outrance, qu’on se faisait dire un tas de conneries par des journalistes imbéciles et que la grande religion moderne consistait à croire toutes ces idioties qu’on se faisait répéter sans arrêt comme un mantra permanent. J’avais eu l’audace de sortir la tête et ce que j’avais vu m’avait écœuré au plus haut point. C’est ce qui m’avait conduit à abandonner mon passé et à plonger tête baissée dans le chaos punk. Je me retrouvais aujourd’hui dans la machine à propagande, la machine à fabriquer des petits humains dociles et soumis. Ça me levait le cœur de voir tous ces étudiants se rendre à leurs cours tous les matins. Ça me tuait de voir à quel point ils n’avaient aucun jugement critique et gobaient la bouche grande ouverte toutes les sottises qu’on leur enfonçait dans le gosier. C’étaient des oies qu’on gavait sans arrêt et qui un jour seraient sacrifiées sur l’autel du capitalisme. Toutes ces oies se battaient entre elles pour avoir la plus grosse portion de gavage, sans jamais se douter de ce qui les attendait. Et moi je marchais parmi elles. Leurs conversations résonnaient tel un formidable caquetage. Les oies se retournaient sur mon passage. Elles devaient sentir dans mon attitude hostile que j’étais différent. Je ne m’habillais pas comme elles. Ne pensais pas comme elles. Ne voulais pas être comme elles. Et pourtant, j’entrais avec elles dans les mêmes salles de cours. Je marchais dans les mêmes corridors. Et j’avalais la même merde à la cafétéria. » [p 22-23]
« Instantanément, je me suis senti très calme. Mes yeux se sont fermés et je me suis mis à planer. Rien n’aurait pu m’atteindre. Je m’infiltrais dans l’univers invisible et j’ai eu l'impression de sortir du temps. Dans ma tête, je jonglais avec des concepts et la vie devenait soudain extraordinaire. On aurait dit que j’avais accès à la genèse de l’existence. C’était un peu comme mourir et avoir enfin les réponses qu’on a cherchées toute sa vie. Les pièces du puzzle s’emboîtaient miraculeusement. Tout s’était mis à mieux fonctionner dans mon cerveau. Mes neurones décodaient mon génome, là où résident les réponses aux questions que les humains se posent. Qu’est-ce qu’on fout sur terre ? Qu’est-ce que la vie ? Quelle est notre place dans ce monde ? L’information circulait sous forme de sensations. Y avait plus de concept abstrait. Tout n’était qu’impressions chaudes et intuitions. J’ai senti un bien-être jamais ressenti auparavant comme si quelqu’un me comprenait entièrement sans me juger. Cette formidable dose d’affection circulait dans mon être, me berçait, me caressait et m’encourageait dans cette tâche impossible qu’est l’incarnation.
Tout ça sembla durer des heures. Mais lorsque j’ai émergé du flash et que j’ai regardé ma montre, il ne s’était écoulé que dix minutes. Le flash fut court mais j’ai senti les effets durant trois jours. L’héroïne est une drogue qui défie l’entendement.
Je marchais dans la rue, je parlais aux gens, je faisais tout comme avant mais je me sentais différent. Il y avait cette présence en moi comme un secret enfoui au fond de ce que j’étais et qui ralentissait le temps. À la fois là et ailleurs, j’étais libéré de l’esclavage du quotidien et de la médiocrité qu’on endure chaque minute et chaque seconde de cette vie. Je pouvais être parfaitement heureux dans le chaos, me moquer de la souffrance et de mes limites. Au milieu de tout ce monde qui vaquait, je savais. » [p 62 - 63]
« Je commençais à avoir de l’alcool dans le sang, ce sang qui avait véhiculé du chimique en quantité. C’était une autre soirée avec deux ou trois cents personnes qui se vautraient dans l’obscurité. Des gens qui avaient besoin de leur dose de noirceur. Qui venaient se purger du mainstream, des médias, de la politique, de toute cette médiocrité qui nous assaille partout où qu’on aille. Toute cette épouvantable noirceur, c’était un peu comme un vaccin contre la bêtise humaine. On était comme les rats qui circulent la nuit dans les rues. Maudit qu’on était bien la nuit quand tout le monde dormait. À marcher comme ça sous les lampadaires et sous les étoiles, accompagnés de l’esprit des anciens. Qui nous guidait dans cette initiation radicale, cette quête de division, ce jeûne de lumière. De sortie, il n’y en avait pas. Pas plus que de logique dans cette société de merde. À force de se cogner le nez et de se briser les dents, on allait bien finir par s’en rendre compte. On n’en avait vraiment rien à foutre de l’avenir et de toutes ces conneries. On savait que c’était que des conneries. À quoi bon vivre si ce n’est pour se défoncer et côtoyer la mort, cette mort qui nous faisait sentir si vivants comparés à tous ces zombies de centre d’achats. On n’en voulait pas de cette vie d’imbéciles gavés, de moutons décapités, de cette majorité bien-pensante et bien débandante. On n’en avait rien à foutre d’envoyer sa santé en l’air. On avait vingt ans, on était immortels et pour un moment encore, on avait le droit de se brûler la cervelle, de provoquer les morts, leur demander la voie à suivre, cette voie secrète vers l’au-delà qu’ils avaient franchie avant nous. L’esprit du peuple exterminé rôdait. C’est lui qu’on invoquait pendant qu’on dansait, slammait et se rentrait dedans sous les lumières en transe alors que la musique nous transperçait corps et âmes. Exterminé ce peuple ? Oui, mais son esprit revivait en nous. Ce que les gens fuyaient, nous on se roulait dedans, on s’en imbibait à satiété, on s’en farcissait les tripes, jusqu’à ce que la mort nous chatouille de ses caresses. Où se réfugier sinon en soi-même, dans les zones obscures de sa psyché, dans les marécages de l’esprit, là où personne ne pouvait venir nous chercher ? Drogue, alcool, violence, douleur… tout était bon pour accéder à ces zones lointaines qui n’avaient pas encore été souillées. » [p. 216-217]
© Alain Cliche, 2016.
« J’étais parmi les rares à être manifestement passé par le punk. Mes cheveux étaient très courts et je portais des pantalons étroits avec des T-shirts trop petits ou des cols roulés. Ma tenue vestimentaire se démarquait, mais c’était dans la tête que la différence était la plus frappante. Mon attitude envers la société était à l’antipode de celle de la majorité. Qui venait se faire bourrer le crâne tous les jours. Et qui tous les jours croyait un peu plus aux mensonges dont on la gavait. J’étais pas là pour me préparer un bel avenir. L’avenir, j’y croyais pas. Et qu’est-ce que l’avenir aurait bien pu m’apporter à part des emmerdes ? J’avais compris qu’on vivait dans une société corrompue à outrance, qu’on se faisait dire un tas de conneries par des journalistes imbéciles et que la grande religion moderne consistait à croire toutes ces idioties qu’on se faisait répéter sans arrêt comme un mantra permanent. J’avais eu l’audace de sortir la tête et ce que j’avais vu m’avait écœuré au plus haut point. C’est ce qui m’avait conduit à abandonner mon passé et à plonger tête baissée dans le chaos punk. Je me retrouvais aujourd’hui dans la machine à propagande, la machine à fabriquer des petits humains dociles et soumis. Ça me levait le cœur de voir tous ces étudiants se rendre à leurs cours tous les matins. Ça me tuait de voir à quel point ils n’avaient aucun jugement critique et gobaient la bouche grande ouverte toutes les sottises qu’on leur enfonçait dans le gosier. C’étaient des oies qu’on gavait sans arrêt et qui un jour seraient sacrifiées sur l’autel du capitalisme. Toutes ces oies se battaient entre elles pour avoir la plus grosse portion de gavage, sans jamais se douter de ce qui les attendait. Et moi je marchais parmi elles. Leurs conversations résonnaient tel un formidable caquetage. Les oies se retournaient sur mon passage. Elles devaient sentir dans mon attitude hostile que j’étais différent. Je ne m’habillais pas comme elles. Ne pensais pas comme elles. Ne voulais pas être comme elles. Et pourtant, j’entrais avec elles dans les mêmes salles de cours. Je marchais dans les mêmes corridors. Et j’avalais la même merde à la cafétéria. » [p 22-23]
« Instantanément, je me suis senti très calme. Mes yeux se sont fermés et je me suis mis à planer. Rien n’aurait pu m’atteindre. Je m’infiltrais dans l’univers invisible et j’ai eu l'impression de sortir du temps. Dans ma tête, je jonglais avec des concepts et la vie devenait soudain extraordinaire. On aurait dit que j’avais accès à la genèse de l’existence. C’était un peu comme mourir et avoir enfin les réponses qu’on a cherchées toute sa vie. Les pièces du puzzle s’emboîtaient miraculeusement. Tout s’était mis à mieux fonctionner dans mon cerveau. Mes neurones décodaient mon génome, là où résident les réponses aux questions que les humains se posent. Qu’est-ce qu’on fout sur terre ? Qu’est-ce que la vie ? Quelle est notre place dans ce monde ? L’information circulait sous forme de sensations. Y avait plus de concept abstrait. Tout n’était qu’impressions chaudes et intuitions. J’ai senti un bien-être jamais ressenti auparavant comme si quelqu’un me comprenait entièrement sans me juger. Cette formidable dose d’affection circulait dans mon être, me berçait, me caressait et m’encourageait dans cette tâche impossible qu’est l’incarnation.
Tout ça sembla durer des heures. Mais lorsque j’ai émergé du flash et que j’ai regardé ma montre, il ne s’était écoulé que dix minutes. Le flash fut court mais j’ai senti les effets durant trois jours. L’héroïne est une drogue qui défie l’entendement.
Je marchais dans la rue, je parlais aux gens, je faisais tout comme avant mais je me sentais différent. Il y avait cette présence en moi comme un secret enfoui au fond de ce que j’étais et qui ralentissait le temps. À la fois là et ailleurs, j’étais libéré de l’esclavage du quotidien et de la médiocrité qu’on endure chaque minute et chaque seconde de cette vie. Je pouvais être parfaitement heureux dans le chaos, me moquer de la souffrance et de mes limites. Au milieu de tout ce monde qui vaquait, je savais. » [p 62 - 63]
« Je commençais à avoir de l’alcool dans le sang, ce sang qui avait véhiculé du chimique en quantité. C’était une autre soirée avec deux ou trois cents personnes qui se vautraient dans l’obscurité. Des gens qui avaient besoin de leur dose de noirceur. Qui venaient se purger du mainstream, des médias, de la politique, de toute cette médiocrité qui nous assaille partout où qu’on aille. Toute cette épouvantable noirceur, c’était un peu comme un vaccin contre la bêtise humaine. On était comme les rats qui circulent la nuit dans les rues. Maudit qu’on était bien la nuit quand tout le monde dormait. À marcher comme ça sous les lampadaires et sous les étoiles, accompagnés de l’esprit des anciens. Qui nous guidait dans cette initiation radicale, cette quête de division, ce jeûne de lumière. De sortie, il n’y en avait pas. Pas plus que de logique dans cette société de merde. À force de se cogner le nez et de se briser les dents, on allait bien finir par s’en rendre compte. On n’en avait vraiment rien à foutre de l’avenir et de toutes ces conneries. On savait que c’était que des conneries. À quoi bon vivre si ce n’est pour se défoncer et côtoyer la mort, cette mort qui nous faisait sentir si vivants comparés à tous ces zombies de centre d’achats. On n’en voulait pas de cette vie d’imbéciles gavés, de moutons décapités, de cette majorité bien-pensante et bien débandante. On n’en avait rien à foutre d’envoyer sa santé en l’air. On avait vingt ans, on était immortels et pour un moment encore, on avait le droit de se brûler la cervelle, de provoquer les morts, leur demander la voie à suivre, cette voie secrète vers l’au-delà qu’ils avaient franchie avant nous. L’esprit du peuple exterminé rôdait. C’est lui qu’on invoquait pendant qu’on dansait, slammait et se rentrait dedans sous les lumières en transe alors que la musique nous transperçait corps et âmes. Exterminé ce peuple ? Oui, mais son esprit revivait en nous. Ce que les gens fuyaient, nous on se roulait dedans, on s’en imbibait à satiété, on s’en farcissait les tripes, jusqu’à ce que la mort nous chatouille de ses caresses. Où se réfugier sinon en soi-même, dans les zones obscures de sa psyché, dans les marécages de l’esprit, là où personne ne pouvait venir nous chercher ? Drogue, alcool, violence, douleur… tout était bon pour accéder à ces zones lointaines qui n’avaient pas encore été souillées. » [p. 216-217]
© Alain Cliche, 2016.
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