Accro vinyle - extraits
« Une pièce de cool jazz et je plonge dans un bar enfumé des années 1940. Des mafieux en habits rayés écoutent distraitement une chanteuse noire accompagnée d'un quartette. Elle entonne du soul. je suis projeté vingt ans plus tard, à Harlem, dans une maison chaude. Une vieille mémé prodigue affection à ses chérubins. Je sors, marche sur des trottoirs vides, au pied d'édifices abandonnés. Des Noirs entourent une énorme radio d'où surgit une puissante voix rauque et saccadée. Ils me dévisagent. J'entre dans une ruelle. Ça grouille d'immondices. Des rats fouillent un sac à ordures. Des punks se chamaillent. Une énergies brute monte en moi. Dans mon armure de cuir, je suis invulnérable. » [p. 29]
« Tout en sirotant ma bière, je jette un coup d'oeil aux gothiques. Ils n'ont pas l'air marrant. Nous, on roulait sous les tables et on dérangeait tout le monde. Au milieu de la grisaille alternative, un vidéo de Devo. Les musiciens portent de grotesques habits jaunes en matière synthétique cintrés à la taille et de massives lunettes de soudeur. Le vidéo a tant joué que l'image a perdu sa netteté. Je me perds dans la confusion du lignage coloré. Ces prophètes de l'absurde me redonnent espoir. Leur naïveté dissout mon amertume. J'oublie ma récente humiliation. Je me sens calme, prêt à accepter que j'aurai bientôt 40 ans et que la moitié du chemin est parcourue. Soudain, des notes de basse me foudroient. «Alarm alarm», crie John Lydon. Cet appel me prend aux tripes. Je passe à un cheveu de me lever et de retourner sur la piste. mais à quoi bon ? Le combat est perdu d'avance. Pour la première fois, je reste assis alors que la guitare électrique se déchaîne. Ma jeunesse s'est tirée. Je lui ai fait peur. Je n'arrive plus à m'envoler. Je suis devenu terre à terre. Je n'ai de force que pour me laisser bercer par le funk. Ici et maintenant, je suis épuisé. À jamais vidé de ce voltage exagéré, ma jeunesse pétaradante. C'est ma dernière soirée new wave. Je suis trop vieux. Qu'on me donne le funk, le dub, pour que je m'y berce doucement, m'y glisse jusqu'à la tombe. » [p. 136-137]
« Je mets un CD ambiant et m'allonge sur mon lit. Pour la sieste, le laser est idéal. Pas besoin de se lever pour le retourner. Ça s'arrête tout seul. Mieux encore, comme on dort, on ne l'entend pas! Je songe à Normand. Avec de grosses caisses de son, il dérangerait tout le quartier. Ça me fait sourire. Je pense aux ventes de garage à venir. Aux trois ou quatre filles qui m'ont marqué cette semaine. Ces filles qu'on voit et qu'on ne peut oublier. Il y a cette sublime rousse dans l'immeuble en face. Quand je la vois, je tremble. Et puis cette jeune fille dans le bus, debout, juste à côté de moi. Éclaboussé par sa sensualité, torturé par ses petits seins sous son gilet blanc, j'en souffre encore. Je me noie dans un magma sensuel. Les cheveux de l'une, le nombril de l'autre, les seins d'une troisième. Vingt minutes plus tard, je ne dors pas. Je me tourne sur le côté, me mets en boule et essaie de penser à rien. Le film reprend. Visages, cheveux, lèvres... ces images sont recrachées malgré moi par mon cortex sur mon écran intérieur. Faudrait un piton pour mettre ça à «Off». Sur les tables de DJ, un dispositif permet d'ajuster la vitesse du disque. J'imagine avoir le même bidule dans la tête. Ça fonctionne ! La vitesse de défilement passe de quatre images/seconde à trois, deux, une. Entre les images, c'est noir. J'essaie d'allonger ces pauses jusqu'à ce que l'obscurité me pénètre profondément et que j'oublie tout. Mourir, ça ressemble peut-être à ça... une image agréable qui s'atténue à la même vitesse que l'univers s'étire. » [p. 165-166]
« Les Clash, c'est partir en voyage, fuir la maison familiale, circuler dans les rues en faisant gaffe aux voitures de police. Les Clash, c'est le meilleur de l'adolescence. C'est un jeune aux cheveux hirsutes qui saute nonchalamment sur place, c'est Spanish Bomb qui résonne dans son coeur et stimule son courage. Les Clash, c'est mon adolescence perdue, pour laquelle je serai nostalgique jusqu'à ma mort. La liberté de se promener en voyou, de faire un maximum de conneries à la minute et de s'en contrefoutre. Le punk, c'est l'antioxydant de l'âme. L'endroit le plus génial où j'ai jamais été. Le marteau-piqueur qui m'a permis de briser la déprimante réalité qu'on m'avait mise dans la tête depuis la naissance. Clash et PIL. Ces groupes m'ont fait vibrer et gardé vivant. Le punk, c'est toutes les poubelles de l'humanité visitées en odorama. C'est quelqu'un qui a pas peur de la vérité. C'est l'aliéné consentant qui se révolte. C'est la machine qui se déglingue. C'est Ian Curtis annonçant sa mort avec le calme d'une statue. La résignation de vivre dans une société d'abrutis. La peine de savoir, connaître, comprendre et expérimenter le mensonge chronique. La guitare de PIL joue à tue-tête. Nous courons dans les rues la nuit comme des rats. Quelques chose d'atomique circule en nous. Nous sommes des missiles guidés qui attendent le bon moment pour péter en pleine face des citoyens. Les missiles se rechargent sous les lumières colorées dans la musique qui nous broie. L'obscurité fraie son chemin, nous programme. Dansant sur le damier noir et blanc, la tribu accumule la rage nécessaire à la destruction de l'ennemi... soi-même. Un mur de haut-parleurs pistonne, martèle et élimine l'humanité qui nous a habités. L'homme est un cancer. C'est accepté, assumé, on sait ce qu'on a à faire. » [p. 221-222]
© Alain Cliche, 2006
« Une pièce de cool jazz et je plonge dans un bar enfumé des années 1940. Des mafieux en habits rayés écoutent distraitement une chanteuse noire accompagnée d'un quartette. Elle entonne du soul. je suis projeté vingt ans plus tard, à Harlem, dans une maison chaude. Une vieille mémé prodigue affection à ses chérubins. Je sors, marche sur des trottoirs vides, au pied d'édifices abandonnés. Des Noirs entourent une énorme radio d'où surgit une puissante voix rauque et saccadée. Ils me dévisagent. J'entre dans une ruelle. Ça grouille d'immondices. Des rats fouillent un sac à ordures. Des punks se chamaillent. Une énergies brute monte en moi. Dans mon armure de cuir, je suis invulnérable. » [p. 29]
« Tout en sirotant ma bière, je jette un coup d'oeil aux gothiques. Ils n'ont pas l'air marrant. Nous, on roulait sous les tables et on dérangeait tout le monde. Au milieu de la grisaille alternative, un vidéo de Devo. Les musiciens portent de grotesques habits jaunes en matière synthétique cintrés à la taille et de massives lunettes de soudeur. Le vidéo a tant joué que l'image a perdu sa netteté. Je me perds dans la confusion du lignage coloré. Ces prophètes de l'absurde me redonnent espoir. Leur naïveté dissout mon amertume. J'oublie ma récente humiliation. Je me sens calme, prêt à accepter que j'aurai bientôt 40 ans et que la moitié du chemin est parcourue. Soudain, des notes de basse me foudroient. «Alarm alarm», crie John Lydon. Cet appel me prend aux tripes. Je passe à un cheveu de me lever et de retourner sur la piste. mais à quoi bon ? Le combat est perdu d'avance. Pour la première fois, je reste assis alors que la guitare électrique se déchaîne. Ma jeunesse s'est tirée. Je lui ai fait peur. Je n'arrive plus à m'envoler. Je suis devenu terre à terre. Je n'ai de force que pour me laisser bercer par le funk. Ici et maintenant, je suis épuisé. À jamais vidé de ce voltage exagéré, ma jeunesse pétaradante. C'est ma dernière soirée new wave. Je suis trop vieux. Qu'on me donne le funk, le dub, pour que je m'y berce doucement, m'y glisse jusqu'à la tombe. » [p. 136-137]
« Je mets un CD ambiant et m'allonge sur mon lit. Pour la sieste, le laser est idéal. Pas besoin de se lever pour le retourner. Ça s'arrête tout seul. Mieux encore, comme on dort, on ne l'entend pas! Je songe à Normand. Avec de grosses caisses de son, il dérangerait tout le quartier. Ça me fait sourire. Je pense aux ventes de garage à venir. Aux trois ou quatre filles qui m'ont marqué cette semaine. Ces filles qu'on voit et qu'on ne peut oublier. Il y a cette sublime rousse dans l'immeuble en face. Quand je la vois, je tremble. Et puis cette jeune fille dans le bus, debout, juste à côté de moi. Éclaboussé par sa sensualité, torturé par ses petits seins sous son gilet blanc, j'en souffre encore. Je me noie dans un magma sensuel. Les cheveux de l'une, le nombril de l'autre, les seins d'une troisième. Vingt minutes plus tard, je ne dors pas. Je me tourne sur le côté, me mets en boule et essaie de penser à rien. Le film reprend. Visages, cheveux, lèvres... ces images sont recrachées malgré moi par mon cortex sur mon écran intérieur. Faudrait un piton pour mettre ça à «Off». Sur les tables de DJ, un dispositif permet d'ajuster la vitesse du disque. J'imagine avoir le même bidule dans la tête. Ça fonctionne ! La vitesse de défilement passe de quatre images/seconde à trois, deux, une. Entre les images, c'est noir. J'essaie d'allonger ces pauses jusqu'à ce que l'obscurité me pénètre profondément et que j'oublie tout. Mourir, ça ressemble peut-être à ça... une image agréable qui s'atténue à la même vitesse que l'univers s'étire. » [p. 165-166]
« Les Clash, c'est partir en voyage, fuir la maison familiale, circuler dans les rues en faisant gaffe aux voitures de police. Les Clash, c'est le meilleur de l'adolescence. C'est un jeune aux cheveux hirsutes qui saute nonchalamment sur place, c'est Spanish Bomb qui résonne dans son coeur et stimule son courage. Les Clash, c'est mon adolescence perdue, pour laquelle je serai nostalgique jusqu'à ma mort. La liberté de se promener en voyou, de faire un maximum de conneries à la minute et de s'en contrefoutre. Le punk, c'est l'antioxydant de l'âme. L'endroit le plus génial où j'ai jamais été. Le marteau-piqueur qui m'a permis de briser la déprimante réalité qu'on m'avait mise dans la tête depuis la naissance. Clash et PIL. Ces groupes m'ont fait vibrer et gardé vivant. Le punk, c'est toutes les poubelles de l'humanité visitées en odorama. C'est quelqu'un qui a pas peur de la vérité. C'est l'aliéné consentant qui se révolte. C'est la machine qui se déglingue. C'est Ian Curtis annonçant sa mort avec le calme d'une statue. La résignation de vivre dans une société d'abrutis. La peine de savoir, connaître, comprendre et expérimenter le mensonge chronique. La guitare de PIL joue à tue-tête. Nous courons dans les rues la nuit comme des rats. Quelques chose d'atomique circule en nous. Nous sommes des missiles guidés qui attendent le bon moment pour péter en pleine face des citoyens. Les missiles se rechargent sous les lumières colorées dans la musique qui nous broie. L'obscurité fraie son chemin, nous programme. Dansant sur le damier noir et blanc, la tribu accumule la rage nécessaire à la destruction de l'ennemi... soi-même. Un mur de haut-parleurs pistonne, martèle et élimine l'humanité qui nous a habités. L'homme est un cancer. C'est accepté, assumé, on sait ce qu'on a à faire. » [p. 221-222]
© Alain Cliche, 2006