Normal - extraits
« Mes cheveux étaient un anachronisme dans ma vie. Chaque mèche qui tombait me rapprochait de ma fibre. Chaque coup de ciseau dévoilait un être différent. Plus droit, plus intègre et fou de rage. Je n'avais jamais été un vrai pacifiste. J'appartenais plutôt au clan des enragés. Ceux qui n'acceptent pas de diluer l'intégrité, qui refusent les compromis sur l'essentiel et dont la vie est irrémédiablement marquée par un besoin d'absolu.
Un tout autre être se préparait à émerger. Un être affranchi de la servitude et des croyances de la majorité, sans détour et sans concession pour les imbéciles. J'allais enfin laisser ma haine s'exprimer. Cette haine refoulée si longtemps. Ce mépris des conventions et de tout ce que je voyais. Ce dégoût coincé dans l'aorte qui m'avait affaibli pendant tant d'années. J'étais en train de me faire écorcher vif. Ce qui allait rester de moi, c'est un être au faîte de sa souffrance, prêt à accepter le mal et, surtout, à le partager.
Quand ce fut fini, je passai ma main sur ma tête et sentis des trous ici et là. Mon côté gauche était rasé à la peau. J'allai à la salle de bain et m'observai dans le miroir. Ça me changeait du tout au tout. Ma tête avait maintenant la même largeur que mon cou. J'avais l'air d'un projectile prêt à éclater en pleine face des citoyens. Le décompte avant la mise à feu avait débuté. » [p 25-26]
« On travaillait sept jours par semaine, beau temps mauvais temps. Quand il pleuvait, on était contents car il faisait moins chaud. S'il pleuvait toute la journée, les énormes roues du tracteur s'enlisaient dans la boue. Fallait pousser la machine.
Un jour qu'il pleuvait depuis plusieurs heures, la machine resta prise dans la boue. On eut beau pousser et pousser, rien à faire. Elle s'enlisait de plus en plus sous son poids et la transmission donnait de violents coups qui se répercutaient au reste de la structure métallique. Toute la carlingue était remuée par de formidables secousses. Au moment où la machine sortit enfin de la boue, la section métallique supportant le siège de Macdonald se détacha et écrasa une dizaine de plants. Macdonald cria quelque chose et tout le monde se précipita où ça s'était démantelé. Soudain, plus d'espoir. Il n'y avait que la boucan infernal de la bête et cette maudite pluie qui n'arrêtait pas. » [p. 124]
« André fit démarrer le disque et on plongea dans une contrée sombre, bizarre et sans pitié. La première fois que j'avais entendu ce groupe, ça avait été un choc. C'était entièrement différent de tout ce que je connaissais. Les oscillateurs et les sons produits par des bandes magnétiques créaient des paysages artificiels qui s'agençaient parfaitement aux molécules de PCP, LSD, THC ou autre composé chimique ingéré. Le rythme était modelé sur la mouvance mécanique et répétitive d'une machine. Électrifiée par cette matrice, mon âme s'y était instantanément moulée. On aurait dit un contrepoison à la bêtise qui, jour après jour, m'empoisonnait aussi assurément que si j'avais eu un soluté rempli de cyanure dans le bras. » [p. 174]
« J'observai une jolie punkette sur la piste de danse. Elle portait des collants déchirés et un bustier qui mettait ses appâts en valeur. Ce contraste de beauté et de laideur m'allumait au max. La noirceur accentuait la sexualité et donnait du caractère aux filles. Mais ça faisait aussi ressortir leur vulnérabilité. On était d'abord intimidé par les chevelures hirsutes, le maquillage menaçant et les épingles à nourrice qui leur trouaient la peau. Ensuite, on était touché par ces teints blafards et cette subtile souffrance qui émanait de ces regards tristes. Habillées comme des putes, elles tanguaient sur un rythme régulier telles des âmes résignées qui auraient été amputées d'une partie d'elles-mêmes... cette capacité qu'elles avaient de perpétuer la vie. On savait tous sans jamais se l'être dit que c'était pas une bonne idée. C'était pas le moment de penser à donner la vie. C'était plutôt le moment de se donner la mort... » [p. 188]
« On continua de danser, Danielle et moi, en restant près l'un de l'autre. Ensuite, ce fut Bedsitter. Tout le monde tournoyait en sautant de joie sur cette fabuleuse pièce. C'était la nuit à son meilleur, des moments de bonheur intense qui m'habiteraient le reste de ma vie. Je me laissai simplement flotter sur cette musique joyeuse. « ... dancing, laughing, drinking, loving... » Insouciance, joie, folie et délire. Tant qu'il y avait de la musique, on pouvait continuer de rigoler. Tant qu'un son de synthé nous perçait le coeur, on pouvait évacuer la détresse profonde qui nous hantait. Entouré de tous ces corps chauds et baignant dans ma sueur, j'avais l'impression d'être libéré de toutes responsabilités. Vivre, exister, prendre sa place dans le monde... À quoi bon ? La vie meilleure était ici, dans ce paradis artificiel. Tout ce que je voulais, c'est me laisser aller dans cette chimie des sens, tournoyer dans cette musique et ces lumières qui me transperçaient l'âme et m'engourdir à jamais. » [p. 201]
© Alain Cliche, 2009.